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10 janvier 2018 3 10 /01 /janvier /2018 14:31

1973 (hiver) Gennevilliers Le vacarme et les larmes

 

Quand on ne possède rien et qu’on a tout à découvrir, on accepte tout puisqu’on n’a rien à perdre. Nombreux sont les jeunes en rupture ou en recherche qui sont allés de petit boulot en petit boulot et que la vie a ainsi fait mûrir.

Gennevilliers zone industrielle, pointage à 6h30 aux Usines Chausson. L’équipe de nuit des « 3x8 » s’en va et l’équipe du matin dont je fais partie la remplace. Informé par mon frère aîné (qui travaillait alors à la Direction du Personnel) qu’on embauchait, je m’étais présenté et étais devenu employé subalterne chargé du planning de fabrication de pièces de carrosserie automobile. Quelques heures de formation avaient suffi.

Les bureaux sont des bureaux comme tous les bureaux d’usine, impersonnels et fonctionnels, les ateliers sont d’immenses espaces où se trouvent de gigantesques machines, presses de fabrication des capots, d’ailes ou de portières de voitures Renault, Citroën ou Peugeot…

Mon travail de mise en place du planning de fabrication est simple. Un vrai boulot d’employé. Une fois ce planning validé par mon chef et le chef de mon chef, puis ronéotypé, je dois le distribuer dans tous les ateliers, aux cahutes dans lesquelles se trouve le personnel de Maîtrise. Il me faut bien une heure pour parcourir cet immense bâtiment, d’autant plus que ça bavarde toujours un peu.

Les cadres, ingénieurs et/ou agents de maîtrise sont tous français, blancs, ont des blouses blanches ou grises comme moi. 

Les ouvriers sont tous nord-africains ou noirs. Ils sont à la fin de la première génération de grande immigration ouvrière, chargée de faire tourner nos usines à plein.

Ils sont bien sûr postés. Chargés de soulever les tôles d’acier, de les placer ou de les enlever des presses monstrueuses de dimensions et de puissance, les hommes sont environnés d’un vacarme assourdissant et permanent. Emboutissage, coupage, emboutissage, coupage…

Toute la journée toujours les mêmes gestes, comme Chaplin, mais sans musique de film.

L’acier est lourd, les tôles sont coupantes, les gants protecteurs sont de grosses moufles informes. Je regarde ces hommes et j’apprends beaucoup plus que dans mon ex-école d’ingénieur.

Je vois tout d’un coup un tout jeune homme, il a peut-être 17 ans. Il est épuisé, il pleure de  fatigue mais il tient. Pitié, admiration, gêne.

J’y pense encore.

Les jours passant je me souviens peu à peu des visages que je rencontre quotidiennement, quelques conversations s’engagent à l’entrée ou à la sortie de l’usine, dans le bus qui mène au métro…. Je me lie d’amitié avec Saïd, j’apprends vite qu’il est syndicaliste, il m’invite à la prochaine réunion de sa cellule.

Mais je refuse en invoquant je ne sais quel prétexte… en fait j’ai un peu peur. Je ne suis pas de son monde, du monde ouvrier comme de celui des immigrés. 45 ans après j’avoue ma faiblesse… Et puis je ne suis pas allé en usine pour sauver le monde, j’en suis d’ailleurs bien incapable, ni pour aider à le sauver (d’autres le font pour moi), mais pour le découvrir tout en gagnant ma vie, toucher un salaire, ne voulant en aucun cas dépendre de mes parents en restant à ne rien faire. Ah, ma première vraie fiche de paye ! Une somme énorme pour moi, dont une partie fut immédiatement utilisée comme petit apport pour acheter à crédit un piano droit d’occasion, histoire de m’occuper pour la suite.

Après plusieurs mois et quelques économies accumulées (pour autant qu’on peut en faire avec un quasi SMIC) et suffisantes pour tenir un bon moment, je quittai l’usine sans regret, mais riche d’une incroyable expérience humaine.

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