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2 février 2018 5 02 /02 /février /2018 20:10

1975 (été) Blois Quand le tailleur de pierre chante…

 

L’apprentissage technique d’un métier manuel est essentiellement visuel, par copie et assimilation du geste donné au départ par le « maître ». Il resterait limité sans les mots ou expressions de métier qui désignent les outils, les procédures, les gestes, les formes, tout ce qui précise les choses et fait gagner du temps. Cependant un illettré sourd-muet mais malin et habile pourrait très bien le pratiquer, pourvu qu’il n’ait pas de réalisations trop complexes à faire, mieux en tout cas qu’un maladroit chercheur au CNRS ou qu’un énarque dépourvu de sens pratique.

Avertissement indispensable : le tailleur de pierre n’est pas un sculpteur, pas plus que le menuisier ou le pâtissier. Il est soit ouvrier dans une entreprise, soit artisan, « à son compte ». Maîtrisant la technique de façonnage d’une matière bien spécifique, il peut cependant créer des formes uniques, personnelles, qu’on pourra qualifier d’artistiques… Mais il ne le fera que rarement dans le cadre de son métier.  

Dans ce blog, la sculpture arrivera en 1978, c’est-à-dire dans 2 à 3 semaines.

 

Pour la dizaine de stagiaires que nous étions dans ce centre de formation le premier travail fut de réaliser un parallélépipède rectangle parfaitement d’équerre à partir d’un bloc patatoïde. Il nous a fallu plusieurs jours pour arriver à un résultat plutôt moyen, alors qu’il faut une heure ou deux (suivant les dimensions et la dureté de la pierre) pour un tailleur de pierre expérimenté pour le faire impeccablement.

 

Pour cela il faut savoir :

Faire sonner le bloc,

Graver à la pointe,

Tailler le crayon

Bornoyer les règles pour…

…Dégauchir la surface,

Avoyer le passe-partout,

Lancer le taillant,

Hacher le calcaire,

Affuter le ciseau,

Grossir le biceps (droit),

Rythmer le coup de massette,

Chanter « la mal mariée » (à un tailleur de pierre)

Panser sa main gauche,

Faire hurler le chemin de fer,

Balayer l’atelier,

Etc……

J’ai aussi appris durant les six mois de ma formation des dizaines et des dizaines de mots techniques de construction et de façonnage. Les plus nombreux sont ceux dont le sens ne se rapporte qu’au métier (au sens large) et sont souvent connus de tous, tels l’ogive, la massette, le porche, le ciseau, le cric... Chaque métier a son vocabulaire, parfois son jargon.

Mais dans ces métiers anciens de la pierre il y a aussi d’autres termes, appartenant au vocabulaire courant et qui possèdent deux sens dont le premier est commun, tandis que le deuxième, technique,  ne peut être compris que dans le contexte où il se trouve. Etant à la fois simples et imagés, on comprend vite ce deuxième.  Ils nous font facilement rêver et parfois sourire.  En voici une large sélection :

 

L’arête, l’aiguille, l’anse de panier, l’appareil, l’astragale, la baguette, la baie, le banc, la bouche, le boudin, la broche, le calice, la carotte, le chant, la chasse, le chemin de fer, la chèvre, le ciel, le clou, le congé, le corbeau, le crocodile, le crapaud, la découverte, le diable, l’escargot, la fraise, le fil, le fruit, la gorge, le grain d’orge, la griotte, la harpe, la jambe, le jour, le lit, le lobe, la louve,  la moufle, le nez, le nu, l’œil, le poil, la polka, la queue, le rustique, le talon, la veine, la voie…

 

Juste un exemple : pour ce dernier mot, la voie, il s’agit d’un terme d’outillage signifiant l’écartement vers l’extérieur des dents d’une scie par rapport à l’épaisseur du corps de la lame. La rainure sciée dans le matériau sera ainsi légèrement plus large que la lame qui pourra alors coulisser et enlever la matière sciée. Cet écartement doit être repris périodiquement, la voie se rétrécissant petit à petit avec l’usage et se déformant avec l’affutage (qu’on doit reprendre lui aussi). On dit donc qu’avec un outil adéquat (pince à avoyer) on avoye en écartant ni trop ni trop peu une à une et alternativement chaque dent d’une scie, par exemple un passe-partout, très longue scie aux dents assez longues menée par deux ouvriers de chaque côté du bloc à scier (passe-partout est un mot qu’on retrouve aussi en scierie de bois et en  bucheronnage). Une voie trop large sera imprécise, une voie trop étroite ne permettra pas à la scie de coulisser correctement.

Mais on n’avoye plus guère maintenant, pour des raisons d’avancées technologiques inéluctables. Je suis heureux d’avoir appris cette phase technique, mais je n’ai  aucune tristesse qu’on ne la pratique  presque plus (sauf pour le bricoleur qui a du temps devant lui). La perte de savoirs du passé est selon moi inhérente à l’histoire des technologies (j’y reviendrai peut-être). Une remarque cependant : si pour l’usage une technique en remplace naturellement une autre, il est préférable pour le « devoir de mémoire » de conserver les éléments de la plus ancienne, mais c’est un autre sujet.

 

Parmi les autres apprentissages que j’ai pu faire il y a aussi ceux-ci :

 

Comprendre que sous le ciseau, la pointe et le taillant que la pierre tendre est vraiment tendre, et la pierre dure vraiment dure.

 

Apprendre que de la qualité et de la finesse du tracé tout dépendait, autant que de l’adresse à manier les outils.

Apprendre les rudiments de l’art du trait, avant de comprendre plus tard la stéréotomie dans les « livres » et/ou chez les Compagnons.

 

Apprendre les rudiments des métiers voisins, maçonnerie, plâtrerie, limousinerie…mais je n’ai rien appris de l’ornementation et encore moins de la sculpture, pour lesquels il faut une longue formation spécifique préalable avec dessin, modelage… en école plutôt que sur le tas. Mais ce n’était pas le sujet comme je l’ai dit plus haut.

 

J’ai aussi connu la camaraderie ouvrière, malgré le fait que nous soyons tous issus de milieux  vairés, de niveaux d’étude très différents. De plus nous avions un excellent professeur, Marcel, qui avait passé toute sa vie de tailleur de pierre à la restauration du château de Chambord.

 

Et pour finir, puisqu’en France tout finit par des chansons :

 

Mon père m’a mariée à un tailleur de pierre (bis)

Le lendemain d’mes noces m’envoie t à la carrière

La déjà mal mariée, déjà, déjà mal mariée déjà, déjà mal mariée, gai !

 

Le lendemain d’mes noces m’envoie t à la carrière (bis)

Et j’ai trempé mon pain dans le jus de la pierre

La déjà mal mariée…

 

Et j’ai trempé mon pain dans le jus de la pierre (bis)

Par-là vint à passer le curé du village

La déjà mal mariée…

 

Par-là vint à passer le curé du village (bis)

Bonjour Monsieur l’curé j’ai deux mots à vous dire

La déjà mal mariée…

 

Bonjour Monsieur l’curé j’ai deux mots à vous dire (bis)

Hier vous m’avez fait femme, aujourd’hui faites-moi fille

La déjà mal mariée…

 

Hier vous m’avez fait femme, aujourd’hui faites-moi fille (bis)

De fille je peux faire femme, de femme je n’ fais point fille

La déjà mal mariée…

 

 

Moralité : Mesdames, Messieurs, ne mariez jamais votre fille à un tailleur de pierre ! Si tant est qu’elle vous demande votre avis…

 

Prochain souvenir : 1975 automne – Toulouse : « un matin de tailleur de pierre »

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