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15 mars 2018 4 15 /03 /mars /2018 21:26

1962 Plus heureux qu’un roi, même capétien.

Dans un coin de notre château, le palais où se trouvent les salles de jeux doit faire ses 100 mètres de long, 30 mètres de large et 25 mètres de haut pour seulement deux étages plus les combles. Les adultes appellent ce palais de jeux le Pavillon du Roi. Ses portes ne sont pas fermées à clé, ses immenses pièces sont vides et résonnent du haut en bas et du nord au sud. Il est assez loin des logements où vivent les familles dans le pavillon des officiers, situé à l’autre bout du château.

Dans cette colossale bâtisse construite sous Mazarin, on y joue aux gendarmes et aux voleurs, nous, la bande de gamins du baby-boom.

Je sais que c’est Mazarin qui l’a fait construire parce que, lors des chaudes soirées d’été, quand les fenêtres sont ouvertes et que je suis dans mon lit, j’entends le « Son et Lumières », spectacle nocturne retraçant l’histoire du château.  J’ai seulement dix ans mais je la connais par cœur, l’histoire du château : Saint Louis, Charles V, le donjon qui devient prison, les prisonniers célèbres qui sont les héros de mes rêves éveillés, de Fouquet à Voltaire, puis Mirabeau et tant d’autres,  mais aussi le duc de Beaufort et sa truculente évasion que je retrouverai plus tard dans « Vingt ans après », et le fameux Latude, prisonnier et évadé professionnel qui s’évada autant du donjon que de la Bastille.

Dans le Pavillon du Roi le parquet est parfois soulevé, et les garnements que nous sommes n’hésitons pas à faire pipi sur le sol défoncé si le besoin est trop pressant, la sortie est trop loin. L’époque du parquet on s’en moque car dans ces cas-là on oublie qu’il y a des époques, malgré le Son et Lumières.

On peut aussi aller dans les casemates et même dessus. Ce sont ces énormes bâtiments qui ferment en partie le périmètre de notre château. Elles sont vides elles aussi, si l’on excepte quelques services d’archives militaires et une boulangerie, notre boulangerie, la grande boulangerie des armées où nous allons le matin chercher notre pain tout chaud.

Tout en haut des casemates, sur le toit recouvert de terre, d’herbes et d’arbustes les grands attrapent parfois un pigeon qu’on tente de faire griller sur un feu de fortune. Sans l’avoir vidé et après l’avoir mal plumé, bien sûr.

Par l’intérieur de  ces casemates, si on connait, on peut aussi aller courir dans les gigantesques fossés et rejoindre l’endroit où Napoléon fit fusiller le duc d’Enghien. Mais nous, c’est pour jouer aux cow-boys et aux indiens.

Pour se rendre dans ces fossés il faut descendre par d’étroits et sombres escaliers en colimaçon, traverser de noirs et vastes souterrains dans lesquels les grands, ceux de treize ou quatorze ans, disent qu’il y a des oubliettes pour nous faire peur à nous, les petits. Dans ces souterrains se trouvent des wagonnets rouillés qui roulent encore sur quelques rails. La lumière qui vient parfois des soupiraux, là-haut en haut des murs, est suffisante pour que nous jouions  au train dans un vacarme qui nous terrifie et nous ravit à la fois. Nous savons que nos parents ne seraient pas très contents de l’apprendre. Mais les papas sont dans les casernes ou les bureaux, et les mamans font la cuisine.

La Sainte Chapelle est fermée, le donjon aussi sauf si dans notre bande se trouve le fils du gardien  qui  a  accès à toutes les clés du château. Mais il ne les a pas souvent, les clés, il craint trop la torgnole. Lui, il habite vers le pavillon des officiers, à côté de là où nous logeons et où nous jouons aux billes, à la marelle et au foot. C’est non loin du poste de garde de l’entrée du château, installé dans la Tour du Village dont il faut avoir franchi le pont-levis pour aller en ville. Seule entrée, elle est gardée par des soldats très las de ne rien faire, mais qui par leur seule présence nous protègent des intrusions du vilain monde extérieur.

Presque tout est ouvert, vide, et semble abandonné en 1962 dans cet exceptionnel ensemble de bâtiments royaux construit pour l’essentiel sous Charles V, à la fin du XIVème siècle.

Le château de Vincennes, c’était le royaume de l’enfance si riche d’espace, de liberté, et d’imaginaire. C’était chez moi.

 

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8 mars 2018 4 08 /03 /mars /2018 13:23

1980-81 Stupéfaction et tapis rouge

J’avais fini par trouver  du travail dans un atelier familial, à Saint-Denis. Au-delà de mes questions existentielles et de l’impasse dans laquelle je me trouvais, il fallait bien travailler pour vivre, tout simplement. 

Nous étions peu nombreux dans cet atelier. Marc et François étaient salariés à plein temps, Jacques (dit Jacquot) et moi avions un statut d’indépendant, le même que celui que j’avais adopté en commençant la pratique de la sculpture. Nous deux travaillions à la demande du patron, suivant les aléas des commandes.

L’activité principale de l’atelier était la fabrication de cheminées de style. Nous faisions aussi d’autres pièces en pierre, comme du mobilier de jardin (tables, bancs…).

L’ambiance était très sympathique. L’affection se mêlait à la gentille moquerie. Je me souviens des remarques ironiques et souriantes de Marc mais surtout de son grand rire, très franc et très clair.

François et moi faisions surtout les parties structure des grandes cheminées, avec découpes, profils, moulures. François, le tailleur de pierre franc-comtois, chantait en permanence, d’une belle voix juste et mélodieuse.

Entre le rire de Marc, les chansons de François et les divers rythmes de percussion de la taille, l’ambiance de l’atelier était remplie d’une musique très agréable !

Marc était spécialisé dans les cheminées Louis XV et capable de réaliser tous types d’ornements avec une finesse d’exécution remarquable que j’enviais. Jacques le sculpteur réalisait les ornements figurés, quand il y en avait à faire. Il râlait quand il n’y en avait pas, et qu’il était réduit à faire des découpes de plaques de pierre au grand disque diamanté. Il râlait aussi de ne pas avoir de temps à consacrer à ses créations. Le type même du râleur sympathique, en permanence le cœur sur la main.

 

Le travail n’était pas désagréable, mais pour tous essentiellement alimentaire.

Marc rêvait de s’installer à son compte.

François rêvait d’intégrer la fonction publique, dans l’équipe de marbriers du Louvre.

Jacques rêvait d’avoir le temps de faire ses créations.

Et moi je rêvais à… je ne sais plus. J’étais en attente, je subissais mon sort, avec une pointe d’angoisse dans l’estomac, tout en vivant plutôt heureux dans mon quotidien professionnel et personnel.

 

Parallèlement je continuais à modeler d’après le modèle vivant dans l’atelier de Montparnasse. Il est fascinant de voir le changement de statut du modèle (homme ou femme) entre le moment où il entre dans l’atelier encore individu social, se change derrière un paravent  pour en ressortir nu et impersonnel, devenu la représentation de la beauté du corps humain qu’il faut saisir et reproduire suivant nos capacités et notre sensibilité. 

 

 

Ma sœur Catherine, que je ne remercierai jamais assez, travaillait alors à l’Agence France Presse comme documentaliste. Elle était donc au cœur de l’information. Fort curieuse et tout aussi bavarde,  elle m’informa un jour que venait d’être créée une nouvelle formation de niveau national, celle de restaurateurs du patrimoine, l’IFROA, Institut Français de Restauration des Œuvres d’Art. C’était une sorte de grande école dans le domaine de l’entretien du patrimoine, plus prévue d’ailleurs pour les objets que pour les monuments, avec alors cinq disciplines distinctes : peinture de chevalet, sculpture, mobilier, arts graphiques, céramique. De deux à cinq candidats seulement étaient reçus chaque année par spécialité. Le programme du concours d’entrée était ahurissant : il fallait être bon en tout, autant en histoire de l’art qu’en technique, autant en sciences qu’en pratique artistique. Et moi, comme j’ai dit plus haut dans ce blog, je n’étais pas bon en tout, j’étais seulement mauvais en rien.

 

Mais cela ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd. J’éprouvais plusieurs sentiments contradictoires  du genre : «  c’est bien trop difficile pour moi », «  je ne suis pas plus bête qu’un autre, ou moins capable, après tout », « est-ce que ça m’intéresse vraiment ? ».

Je ne me voyais pas trop dans ce monde de l’art qui n’était pas sociologiquement le mien, ni celui des œuvres d’art de niveau musée, ni celui de leur histoire. Mes père et grand-père étaient officiers, mais issus de la toute petite bourgeoisie elle-même issue du petit commerce ;  ma mère était mère au foyer, fille et petite-fille d’instituteurs et de paysans. Mes grands frères et sœurs étaient devenus documentaliste, ingénieur, dans les DRH, ou encore expert-comptable.

 

Cependant, n’ayant rien à perdre, je m’inscrivis au concours du printemps 1980 sans trop y croire, par curiosité, « pour voir ».

Les résultats dépassèrent toutes mes prévisions : à travers le premier groupe d’épreuves (dessin, histoire de l’art, technologie de la spécialité si ma mémoire est bonne) j’avais raté de peu l’admissibilité, sans avoir vraiment pu ni eu le temps de préparer le concours. J’avais donc acquis depuis plusieurs années quelques facultés manuelles et artistiques tout en gardant un minimum de facultés intellectuelles.

 

J’étais donc amené à faire le bilan. Je découvrais petit à petit l’histoire de l’art, j’aimais l’histoire  autant que les sciences. De plus j’avais pratiqué professionnellement les techniques de taille et de sculpture tout en m’intéressant aux questions artistiques et esthétiques. La restauration d’œuvres du patrimoine (et de sculptures en particulier puisque c’était ma spécialité), avec sa pluridisciplinarité telle que je la percevais instinctivement pourrait-elle me satisfaire ? Je pensais peu au statut et aux revenus, cela avait toujours été secondaire à partir du moment où je ne manquais de rien d’essentiel.

Je n’ai jamais trop cru dans l’expression « trouver sa voie ». La vie est tellement fluctuante ! Mais se sentir bien dans une activité, dans son exercice, en vivre, se sentir utile à travers l’entretien du patrimoine était quand même une perspective positive.

Était-ce seulement une bouée de sauvetage ou bien une réelle aspiration ?

 

Je me décidai complètement quand j’appris que je pourrais bénéficier d’une bourse (comme stagiaire en formation professionnelle) provenant du ministère du Travail. De plus, j’arrivais à l’âge des grandes responsabilités : un événement considérable venait de se produire avec la naissance de mon premier enfant, merveille des merveilles (au moins), comme les deux autres qui arrivèrent plus tard, tout aussi merveilleux. Comme tout jeune parent je découvris d’abord les capacités d’amour et d’infinie douceur dont on est doté  devant la vulnérabilité, la beauté et l’appétit de vivre des tout-petits. Puis je me disais que pour l’avenir de cet enfant j'aurais été irresponsable de rester dans cette situation professionnellement si précaire.

 

Voulant mettre toutes les chances de mon côté, je pris rendez-vous avec le directeur des études de l’IFROA, Gilbert Delcroix, et là, ce fut la stupéfaction, moindre que pour la naissance de ma fille, mais forte tout de même ! 

 

Après avoir exposé mon parcours sans doute peu banal d’un matheux/pierreux/sculpteur  mais qui n’avait en rien abouti à quoi que ce soit, je vis à l’attitude de G. Delcroix que j’étais un candidat intéressant !  Je n’en revenais pas. Je compris petit à petit au cours de la conversation que le rassemblement de mes deux expériences était bien plus qu’une somme abstraite. Bref que le tout rassemblé valait beaucoup plus que la somme des deux parties séparées.

Pour employer une arithmétique absurde, Bac -2 (CAP) et Bac +2 (DEUG)  faisaient bien plus que Bac 0.

 

Il m’expliqua que sur une seule et même œuvre d’art en souffrance, une fois les connaissances historiques et   techniques établies, il fallait d’abord en faire le diagnostic matériel à l’aide de données scientifiques. Il fallait ensuite le « soigner » en fonction des altérations de ses matériaux constitutifs, pour lui assurer le maximum de pérennité. Il fallait enfin faire en sorte que son aspect, sa présentation soient compréhensibles et agréables pour le regardeur, tout en respectant presque de façon sacrée ses diverses dimensions originelles, en laissant bien sûr lisible et réversible notre propre intervention moderne.

C’était une autre perspective que tailler et/ou sculpter des pierres comme exécutant, que ce soit pour des cheminées ou  même des cathédrales.

 

Je pensais au début de l’entretien qu’une formation en conservation-restauration ne serait qu’une amélioration importante de mes connaissances techniques. Je ne connaissais en fait que des techniques traditionnelles, non les techniques anciennes, les disparues qu’on tente de retrouver. G. Delcroix employa aussi des mots qui ne me seraient jamais venus à l’esprit : méthodologie, analyse, diagnostic, et même déontologie. Je n’avais pas eu à l’esprit de chercher davantage d’informations sur le fond du métier de restaurateur.

Du jeune homme un peu perdu que j’étais  encore, j’étais devenu en quelques instants quelqu’un dont l’existence avait de la valeur, puisque lauréat potentiel à l’accès à une formation de haut niveau.

Concrètement G. Delcroix me fournit l’esprit du concours d’entrée, avec toutes les ficelles telles que le détail des épreuves et ce qui était demandé précisément aux candidats.

Mais pourquoi donc cet empressement à me soutenir, à me dérouler ainsi un petit tapis rouge sous les pieds ? Ma petite personne était flattée, mais j’étais fort perplexe.

 

 

J’avais déjà passé des concours difficiles pour l’accession aux  grandes écoles d’ingénieurs quelques années auparavant. Il suffisait de recommencer, avec méthode et motivation, en bachotant comme font tous les candidats à des concours.

J’arrêtai alors la copie de modèle vivant, pour faire des séances de modelage  chez un sculpteur (André Del Debbio) qui donnait des cours particuliers, avec des copies de sculptures proches de celles demandées au concours. Rien de tel que copier une oreille. « Quand on sait modeler une oreille, on sait modeler un pied. Et quand on sait modeler un pied, on sait modeler un visage, un corps », disait-il.

 

 

Pour le dessin, en fonction de mes maigres moyens je pris quelques cours privés, pour m’entrainer surtout au dessin au trait d’après des sculptures en plâtre, puisque c’était ce que l’on demandait. J'avais pris beaucoup de plaisir à dessiner celui du Saint Jean Baptiste de Desiderio da Settignano

 

 

 

Je regardais à peine mes anciens livres de math, physique et chimie : j’avais contre toute attente gardé en mémoire l’essentiel. Quelques heures me suffirent pour me remettre à flot, vu le programme très basique établi  pour l’épreuve (niveau 1ère scientifique).

 

Je fis surtout de l’histoire de l’art, discipline dans laquelle j’étais vraiment trop faible : lecture d’ouvrages, visites du Louvre, établissement de très nombreuses fiches que j’appris par cœur.

Je le fis aussi pour l’épreuve de technologie, même si  le programme était celui de techniques que j’avais pratiquées pendant des années Pour la rédaction de ces fiches je repris l’écriture manuelle que j’avais complètement abandonnée, sauf pour les cartes postales. Je me souviens encore de la crampe du muscle entre le pouce et le dessus de la paume de la main droite. J’avais perdu  toute habitude d’écrire, ma main était plus habituée à tenir une massette qu’un stylo.

 

Les épreuves du concours se passèrent correctement. Nous échangions un peu entre candidats, presque prêts à nous encourager mutuellement, alors que nous étions concurrents.

C’était étrange.

Il fallait maintenant attendre les résultats.  

 

 

Fin de la saison 1 : « Les années d’apprentissage (1) »

 

Sommaire de la saison 1

 

1972 – Une sage décision

1973 – Le vacarme et les larmes

1973 – Un troueur de sale boche

1951-2018 – Une autobiographie sans queue ni tête

1973 –  Rencontres avec trois hommes remarquables (1) – Alcide le tailleur de pierre

1973 – Rencontres avec trois hommes remarquables (2) – Mathias le luthier

1973 – Rencontres avec trois hommes remarquables (3) Raph le chef de chœur

1974 – Du fromage blanc à la pierre

1974 – Je fais du crochet

1975 – Quand le tailleur de pierre chante

1975 – Un matin de tailleur de pierre

1976 – Une nuit chez les Compagnons du Devoir

1976 – De la coupe des pierres chez les femmes-soldats

1977 – Avec l’ami Jojo, avec l’ami Pierrot

1978/79 – De la sculpture

1980/81 – Stupéfaction et  tapis rouge

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2 mars 2018 5 02 /03 /mars /2018 08:25

1978-1979 - Un peu partout -  De la sculpture.

 

 

Le tailleur de pierre connait les lignes droites ou circulaires, les plans et les surfaces sphériques, coniques, toriques ou même réglées. C’est de la géométrie, souvent simple.

.

Le sculpteur ne connait pas les plans. Il ne connait que des surfaces aux courbes légères ou lourdes, tendues ou rebondies, les plans qui tournent, les creux et les bosses, les saillies et les ondulations, les pleins qui n’existent que par les vides, les réponses entre les lumières et les ombres qu’il appelle « noirs » quand elles sont fortes.

Le sculpteur ne connait pas forcément la pierre, le marbre, le bois.

Il peut être ornemaniste, metteur aux points, praticien. Il peut être aussi modeleur, créateur d’une forme à laquelle il souhaite donner du sens, qu’il transposera généralement ou fera transposer dans le matériau de son choix. Ou bien il la créera en taille directe.

Le tailleur de pierre et le sculpteur s’émerveillent tous deux de la beauté de la matière toujours différente qu’ils ont à façonner ; son grain, sa couleur, ses veines, sa nervosité ou sa tendresse, sa docilité ou ses réticences.

 

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En haut de l’échafaudage monté devant l’hôtel de Crillon, le tailleur de pierre que j’étais alors découvrit Charles le sculpteur en train de dégrossir une tête. Un bloc parallélépipédique  avait été scellé sur le cou de la grande figure féminine couchée qu’on voit en haut du fronton dominant la place de la Concorde. Non loin sur le plancher de l’échafaudage et mise à bonne hauteur était installée une tête en plâtre. C’était le  résultat du moulage de l’original dégradé auquel Charles avait fait quelques compléments modelés (nez, menton, chevelure) en fonction des trop gros manques liés à l’usure de la pierre.

Simplement muni de quelques compas, d’un crayon et de quelques outils, il devait en faire la copie.

Charles comprit à mon regard et à mes premières questions mon intérêt pour son travail. Il me proposa rapidement ce que je n’aurais jamais imaginé possible : l’accompagner plusieurs mois sur ses chantiers au cours lesquels il m’apprendrait à sculpter.

En échange, et pendant les temps morts, il me demandait de l’aider à retaper sa maison de campagne, dans l’Yonne. En travaillant pour lui je serais rémunéré au même niveau que celui de tailleur de pierre dans mon entreprise actuelle. J’acceptai, évidemment.

 

Pendant mon entretien de départ de l’entreprise à Saint-Denis avec le chef de chantier, celui-ci me proposa malgré tout une « rallonge », au cas où ce départ aurait été la conséquence d’un salaire trop modeste. Cette proposition me fit plaisir. Cela prouvait que j’étais bien intégré dans l’équipe et que mon travail était considéré comme satisfaisant.

 

C’est ainsi qu’avec Charles j’appris sur le tas le métier d’ « ornemaniste ». A la différence du tailleur de pierre, le sculpteur ornemaniste intervient sur la décoration de l’ouvrage et non sur sa structure.  Il peut s'agir par exemple de reproduire à l'identique des feuillages médiévaux,  des trophées classiques sur des frontons de château, ou de simples ornements répétitifs sur une moulure de corniche ou d’entourage de fenêtre. Chaque ornement répond  à des critères stylistiques bien définis qu'il convient  de connaître impérativement. Il ne s'agit en aucun cas de création artistique.


 

C’est ainsi que je naviguai entre des façades parisiennes et la maison de campagne de Charles au sud d’Auxerre, dans laquelle j’ai posé un dallage, taillé des éléments d’une grande cheminée…

Je faisais à peu près un 2/3 temps, Charles me payait à la journée. Je cotisais à l’URSSAF comme  profession libérale en tant qu’artiste alors que je n’étais aucunement créateur. Je n’eus aucune difficulté pour cette inscription, aucun justificatif à fournir. Pour les statistiques et les organismes sociaux j’étais devenu artiste uniquement en raison d’une démarche administrative. Cela m’avait laissé très perplexe. Ainsi, avant que l’artiste ne sache faire la statue, c’était le statut qui faisait l’artiste.

Une de mes principales lacunes était le dessin. Pas de dessin, pas d’œil formé, pas de sculpture correcte. Charles me le dit tout de suite.

Je me souviens d’un de ses cours improvisés : nous étions tout en haut de l’église de la Madeleine, à Paris, à réaliser palmettes, oves et rais de cœur sur la dernière assise du rampant du fronton nord. Il faisait d’ailleurs un froid de gueux. Il me montra en quoi ces volumes simples que sont les oves peuvent être pleins ou plats, rebondis ou secs, suivant la courbe qu’on leur donne pendant la taille. Techniquement on va d’abord « chercher » les fonds à la perceuse (au trépan avant que l’électricité n’arrive), en perçant des trous parallèles et très proches. Il est alors facile d’abattre les surfaces au ciseau (ou à la pointe pour les gros volumes) pour obtenir les volumes désirés.

On exécute en fait un procédé technique très classique, dont un des plus beaux exemples, parfaitement maîtrisé, se trouve dans la partie basse des Esclaves de Michel-Ange.

 

 

Et puis le moment arriva où il n’eut plus assez de travail pour deux… Charles m’avait fait comprendre aussi que parfois je n’étais pas assez rapide. C’était sans doute vrai, mais il était sûr en tout cas que je ne lui faisais pas assez gagner d’argent.

 

Avant de nous séparer il m’indiqua le nom d’un ami sculpteur qui avait du travail de temps en temps pour des assistants, en fonction de l’importance des travaux qu’il avait en commande.

 

Une fois de plus j’eus de la chance. Philippe Hubert était adorable et d’une grande compétence. Il finit d’ailleurs sa carrière comme assistant technique à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris (l’ENSBA). C’est avec lui que je pus réellement apprendre puis pratiquer les techniques de taille de la sculpture, celle du « metteur aux points », celle du « praticien ».

Nos pérégrinations nous menèrent par exemple de la carrière d’Euville (Meuse) à celle de Saint-Leu-d’Esserent (Oise). Il s’agissait dans chaque cas de réaliser  à partir d’une maquette en plâtre un agrandissement aux trois compas, technique très simple dans son principe, mais très délicate dans sa réalisation, exigeant méthode et précision. Les œuvres dont il s’agissait étaient contemporaines, assez patatoïdes, et ne demandaient pas une précision extrême dans leur reproduction, d’autant plus que les maquettes étaient peu abouties, aux formes seulement esquissées.

Le travail était très dur physiquement, bien plus que celui du tailleur de pierre salarié. Il n’était pas non plus gratifiant, dans la mesure où les œuvres à copier en pierre n’avaient guère d’intérêt à mon sens.

Mais ce fut une période de l’apprentissage du regard. D’autant plus qu’il ne s’agissait de ne pas se tromper : contrairement au modelage qu’on peut reprendre, au dessin qu’on peut gommer et rectifier, on ne peut pas remettre de la pierre là où il n’y en a plus, c’est plus qu’une évidence.

Autre travail très formateur : ma participation à la copie d’une des sculptures les plus célèbres de la cathédrale de Reims, Eve. Il  s’agissait de faire une copie en pierre à partir du moulage en plâtre de l’original, ce plâtre étant complété, « engraissé », par des parties manquantes reconstituées par le sculpteur/modeleur, suivant le même principe que pour la tête du Crillon.

L’original était destiné à être exposé au palais du Tau, tandis que la copie serait déposée à l’emplacement d’origine. La technique utilisée fut celle de la mise aux points à l’aide de la fameuse « machine », le  pantographe  des sculpteurs.

Nous étions dans un immense atelier de fortune installé devant les entrepôts servant d’abri aux originaux. Il consistait en trois grands murs surmontés d’un très haut toit, avec le quatrième côté étant ouvert à tous vents. Il y avait en fait deux sculptures monumentales à copier : un roi et donc la fameuse Eve du transept nord, chef-d’œuvre du gothique. Les œuvres étaient belles, mais la longue phase initiale de dégrossissage demandait un travail de forçat, qui consistait à enlever à partir du bloc initial la pierre en excès sur plusieurs dizaines de centimètres. Il le fallait pour atteindre les parties les plus en profondeur. Nous utilisions des pointes et ciseaux activés à l’aide d’air comprimé, tout en sachant que cette technique était interdite. Le décideur (l’Architecte en Chef des Monuments Historiques), imposait en effet la méthode ancienne afin de ne pas avoir une finition différente due à l’emploi d’une technique moderne. Cela se justifiait pour la finition des surfaces, qu’on appelle la « pratique », une fois tous les points de reproduction « posés », mais non pour le dégrossissage.

Je me demandais si l’architecte avait déjà tenu une massette et avait soupesé son poids.

Philippe n’était pas souvent là, mais je n’étais pas seul, heureusement pour le moral. Avec moi travaillait un sculpteur plus âgé, Serge, qui m’a lui aussi beaucoup appris. J’étais donc assistant-collaborateur d’un metteur aux points (Serge), lui-même sous-traitant d’un metteur aux points et praticien (Philippe), qui était lui-même sous-traitant du sculpteur ayant eu la commande et qui avait fait  le modelage des parties manquantes.

Je vivais en direct la division du travail. J’étais déjà un peu plus instruit sur les pratiques traditionnelles de ce métier et avais déjà compris que, par exemple, les sculptures de Rodin n’ont en fait  jamais été sculptées par Rodin. Créateur des formes au moment du modelage, généralement à la terre, il ne réalisait pas les phases techniques de sculpture de ses marbres qui étaient sculptés par de nombreux collaborateurs, aux capacités plus ou moins poussées. Cela ne retire rien à l’immense force créatrice de son oeuvre.

 

A Reims nous passions nos nuits dans une chambre d’hôtel mal chauffée, minuscule, équipée de deux petits lits, avec juste un lavabo d’eau froide, et les wc dans le couloir.

Les petits déjeuners et les repas étaient pris dans le restaurant d’ouvriers au rez-de-chaussée de l’hôtel. La tournée des apéros avait repris, comme à la brasserie en face de la basilique de Saint-Denis, mais avec le Champagne et le marc en plus…

 

Avec Philippe nous allions parfois dans son atelier, à Nogent-sur-Oise, faire des copies de petits éléments médiévaux pour des monuments dont j’ai oublié les noms, toujours à l’aide de la machine à mettre aux points.

 

Je savais qu’on ne s’improvisait pas sculpteur, qu’un long apprentissage m’attendait. D’abord je dessinais pour moi. Pour la pratique du modelage, je suivais les cours du soir de  la Ville de Paris. L’atelier de modelage de Montparnasse d’après le modèle vivant était réputé. Le professeur était techniquement impeccable, mais assez tyrannique envers les modèles qui posaient nus et qui devaient garder la pose trois heures durant, avec de trop rares temps de repos.

 

Je fis aussi quelques travaux personnels, bien modestes, comme la copie d’une petite tête de Vierge ou celle d’une tête de lion provenant de la corniche de l’église de la  Madeleine. Je fis aussi quelques créations comme celle d’un petit marbre à la forme abstraite, plus à la gloire du matériau et en hommage à Brancusi que pour exprimer une quelconque idée artistique.

Je l’avais sculpté à partir d’un petit bloc de marbre récupéré au cours d’une virée à Carrare avec ma petite Renault 4L, version camionnette des Postes,  afin de me procurer à bon prix les outils du sculpteur sur marbre. J’avais récolté ce bloc sur le bord d’une route dans la montagne. Devant passer la nuit là-bas, j’avais décidé de dormir sur le plancher arrière. Une fois la nuit venue et avant de m’endormir je fis une petite marche dans la montagne. C’était féérique ! Je découvrais la carrière la plus connue du monde sous la pâle lueur d’un croissant de lune, avec une infinité de lucioles brillant comme autant de petites étoiles au milieu de la montagne blanche.

 

Et puis un jour je n’eus plus de travail : Philippe avait été nommé assistant technique pour la taille directe aux Beaux-Arts de Paris et souhaitait fortement modérer son activité de praticien.

Il me fallait faire l’heure du bilan : j’avais depuis 5 ans vu et pratiqué toutes les techniques de la taille de pierre et de la sculpture, que ce soit en pierre tendre, ferme ou dure, en grès , en marbre….

Si je commençais  à posséder un bon capital comme technicien, je ne ressentais plus l’envie d’en faire mon activité professionnelle pour les années à venir. J’avais satisfait ma soif de curiosité et de connaissance au terme d’une longue formation  et d’une pratique intensive. Revenir en entreprise ne m’intéressait pas, comme exercer plus longtemps  une activité de sculpteur indépendant mais en simple exécutant comme ornemaniste ou copieur d’œuvres anciennes ou modernes. La précarité de ma situation n’arrangeait rien, même si je n’avais guère de besoins ou d’obligations.

A cela il fallait ajouter la pénibilité d’un travail physique permanent, souvent dans la poussière et le froid à la mauvaise saison. La routine et l’ennui finiraient par l’emporter.

 

Mon père m’a mariée à un tailleur de pierre

Le lendemain d’mes noces m’envoie-t-à la carrière

Et j’ai trempé mon pain dans le jus de la pierre…

 

J’avais toujours en tête cette chanson populaire que j’avais chantée en public et avec succès chez les Compagnons du Devoir quatre ans auparavant. J’aimais sa mélodie et l’humour du récit, mais je n’avais plus envie de goûter le jus de la pierre.

Pourtant j’appréciais ce travail manuel, j’avais la fierté du beau travail accompli, je me sentais à l’aise aussi dans la simplicité et la chaleur des rencontres que j’avais pu faire.

Par contre la différence de centres d’intérêts  avec mes compagnons de labeur me pesait. Je pouvais difficilement leur parler de Poulenc ou de Monteverdi que je chantais dans l’ensemble vocal dont je faisais partie, comme de l’éthologue Konrad Lorenz que ma compagne m’avait fait découvrir. Je repensais alors à l’anecdote sur Soljenitsyne que j’ai racontée plus haut dans ce blog.

 

Je n’avais pas non plus la fibre créatrice.

A ce moment, les œuvres contemporaines en pierre ou marbre n’étaient pour moi que la continuité des dernières formes de l’art abstrait, ou d’une figuration tellement épurée ou distordue qu’elle en perdait tout intérêt, si ce n’est  pour la beauté du matériau. Je n’avais pas l’imagination qui m’aurait permis de me dégager de ce courant. Il faut dire que j’étais ignorant des autres techniques artistiques que celle de la sculpture sur pierre.

 

J’avais 28 ans et  étais au fond d’une impasse. J’avais envie, j’éprouvais même la nécessité d’atteindre d’autres horizons ; mais lesquels ?

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23 février 2018 5 23 /02 /février /2018 07:03

1977 Basilique Saint-Denis Avec l’ami Jojo, avec l’ami Pierrot

 

Il y avait Pierrot, Jojo, Mohamed. Il y avait aussi José, Soto, Patrick et puis quelques autres dont j’ai oublié le nom.

Moi j’étais Jeannot.

Jojo, Patrick, un autre tailleur de pierre et moi étions installés sous un auvent de fortune entre deux contreforts de la basilique Saint-Denis. Les maçons Pierrot, José et les manœuvres Mohamed et Soto posaient les pierres là-haut, sur la tour sud, entièrement échafaudée.

J’avais évidemment cherché un travail à la sortie du service militaire. Finies les découvertes enthousiasmantes en formation puis chez les Compagnons du Devoir, finie la vie cotonneuse du bidasse dans une caserne de femmes ! Je rentrais dans le monde ordinaire du travail.

Je n’avais eu aucune peine à trouver un emploi en faisant une  recherche à l’ancienne. N’ayant jamais encore visité la basilique Saint-Denis je décidai de m’y rendre, espérant qu’un chantier de restauration s’y trouverait. Je vis une fois sur place qu’un atelier de taille était là, entre des contreforts sur le côté sud de l’édifice. Quelques mots échangés avec les pierreux qui y travaillaient, une conversation avec le chef de chantier dans son bureau et l’embauche était faite ! Je pouvais commencer dès le lendemain, d’autant plus que j’avais déjà suffisamment d’outils personnels, de « clous » dans notre jargon, pour me débrouiller.

L’entreprise était spécialisée dans le domaine de la restauration de Monuments Historiques, je pensais donc y trouver mon bonheur puisque j’en avais décidé ainsi. Je vivais sans autre projet.

 

L’essentiel du chantier consistait à remplacer les pierres altérées de la tour sud, disséminées sur toute sa hauteur. Jeune tailleur de pierre encore peu expérimenté, je n’avais d’autre mission d’exécution que celle de façonner les pierres les plus simples, cela à partir des blocs de plusieurs mètres cubes arrivant directement de la carrière.

Après avoir jaugé un bloc, le chef de chantier décidait de sa découpe suivant les besoins définis à partir du calepin d’appareil, dessin coté reproduisant une façade avec les pierres à remplacer. Cette découpe ne se faisait plus au passe-partout, mais à la tronçonneuse électrique, assez difficile à mettre en place, mais bien plus rapide. Une fois les pierres grossièrement sciées, le tailleur de pierre devait les tailler aux dimensions exactes, avec ou sans moulure, avec colonnette engagée ou non… Pour la taille du bloc avant mouluration, j’avais une préférence pour le taillant, sorte de hache à pierre pourvue ou non de dents qui permet d’abattre rapidement une face de pierre tendre ou ferme, au millimètre près quand on en a bien assimilé l’usage. Il ne restait plus qu’à tendre le plan pour le finir, soit au ciseau pour la pierre ferme, soit pour la pierre plus tendre au « chemin de fer », sorte de rabot à pierre de plusieurs lames obliques par rapport au corps de l’outil.

Mais peu de temps après mon arrivée, quelle ne fut pas ma surprise de voir arriver des pierres parfaitement équarries, car découpées en usine (en carrière) au grand disque diamanté. Une bonne partie de notre travail consista alors en un vieillissement artificiel de la surface, en reprenant celle-ci par l’impact de ciseaux larges, donnant l’effet d’un travail manuel, mais qui en fait ne l’était pas. On appelait ce travail du « layage », du nom de la « laie », ciseau très large. On peut l’obtenir aussi avec le marteau-taillant si l’on veut obtenir des traces d’outils un peu plus marquées.

 

Nous quittions parfois notre atelier de taille pour aider José et Pierrot à poser les pierres sur la tour. J’adorais ces moments où nous quittions notre routine pour aller travailler tout là-haut. J’éprouvais un sentiment enivrant de grande liberté.

Nous allions aussi dans les profondeurs de l’édifice faire de la petite maçonnerie, comme la réfection des joints de toute une partie de la crypte. Nous pratiquions en fait toute une panoplie d’opérations techniques liées à un chantier  généraliste lié à un grand bâtiment.

 

Patrick était un incorrigible bavard, assez fainéant, qui nous empêchait de travailler ; mais on riait beaucoup.

Pierrot le maçon-poseur, d’origine italienne, était très bosseur, plutôt fanfaron, très sympathique et d’un communisme assez simpliste. Tout cela est compatible. Je me souviens de sa principale revendication : que l’entreprise lui paye une fois par mois (minimum) le voyage en avion en Italie pour aller voir sa famille…

J’aimais surtout Jojo, la petite soixantaine, râblé et solide tailleur de pierre de la région de Mâcon, dont le village d’origine était entre vignes et carrières. Son coup de massette était d’une parfaite et incroyable régularité, frôlant toujours de près son oreille droite et son béret sans jamais les toucher.

Il était cultivé, avait des sujets de conversation inattendus (l’anti-Patrick). Solide, Jojo ? Il ne l’était plus tant que ça, ayant trop goûté de vin blanc (il était du coin des blancs dans le Mâconnais) et faute de mieux et sur ordre de son médecin vidait sans arrêt des bouteilles d’eau minérale. J’ai appris par la suite  qu’il était mort d’un arrêt cardiaque pendant une promenade dans les vignes. Tant qu’à mourir, y a-t-il plus  belle mort pour un alcoolique que celle de finir au milieu des ceps ? Cette nouvelle m’a beaucoup attristé.

L’alcool était déjà interdit sur les chantiers, ce qui ne nous empêchait pas d’aller boire l’apéritif à la brasserie d’en face (qu’on appelait la chapelle) en autant de tournées qu’il y avait d’ouvriers. Pas question de  se faire payer à boire sans payer en retour sa tournée !

Ainsi par exemple six ouvriers, six tournées, six apéros…

Nous allions ensuite manger nos gamelles réchauffées au brasero dans notre atelier aux quatre vents (et dans le grand froid pendant l’hiver, puisqu’il n’y avait pas encore de cabane de chantier obligatoire), puis allions nous réchauffer à nouveau à la « chapelle » prendre un café , avec un « pousse » de temps en temps ! Ces jours-là les après-midi étaient moins productifs que les matins…

Une coutume étrange avait encore cours : les tailleurs de pierre avaient droit au « canon » en milieu d’après-midi, et non les poseurs. C’était le nom officiel de cette pause, qui était un avantage issu d’un autre âge, où la corporation des tailleurs de pierres, assez puissante, avait dû faire  prévaloir de sa noblesse et donc de ses privilèges, en regard des maçons, race inférieure. Je l’ai du moins retenu ainsi. Le « canon », verre de vin rouge (et mesure de capacité à l’origine), n’était plus avalé dans l’atelier puisque l’alcool était interdit, mais le quart d’heure de pause était conservé. Consacré à surtout ne rien faire, il l’était surtout à écouter encore et toujours Patrick, ce qui ne changeait pas grand-chose avec les heures travaillées.

 

Le nettoyage intégral de l’atelier se faisait une fois par semaine, le vendredi en fin d’après-midi. On le faisait aussi le matin de la venue de l’ACMH, l’Architecte en Chef des Monuments Historiques. C’était un personnage mystérieux, doté parait-il d’un pouvoir incommensurable, qui faisait trembler  l’entreprise et surtout ses cadres dès les premières heures du matin du rendez-vous de chantier. Nous, les ouvriers, savions très bien qu’il passerait devant notre atelier sans nous regarder et encore moins nous saluer.

Mais je ne m’attarde pas, je reparlerai certainement des ACMH plus tard dans ce blog, quand j’évoquerai mes souvenirs des années 2000.

 

Nous partions parfois pour d’autres chantiers que l’entreprise avait décrochés. Soit pour renforcer des équipes déjà en place afin d’accélérer le rythme, comme à Notre-Dame de Paris, soir pour des chantiers de moindre envergure, comme à Saint Pierre de Montreuil ou à l’hôtel Biron, bâtiment classique abritant le musée Rodin. Je connaissais déjà un peu l’illustre sculpteur, mais j’étais loin de me douter que j’aurais plus tard à restaurer quelques-unes de ses œuvres…

L’entreprise avait aussi obtenu un gros chantier où je suis resté quelques mois d’hiver, celui de la restauration de la partie ouest de l’hôtel de Crillon, grand bâtiment  qui ferme  avec l’hôtel de la Marine le côté nord de la place de la Concorde. Le contexte était bien différent de celui d’une basilique ! Je me souviens avoir regardé la carte de cet  établissement de luxe pour constater qu’il fallait deux heures de travail pour m’offrir une demi-douzaine d’escargots (que je déteste en plus). Ça ne me donnait pas envie de voter à droite.

Je pris une fois l’entreprise en flagrant délit de malhonnêteté, ou était-ce une erreur de la carrière de pierre qui arrangeait bien sa comptabilité ? On nous prévint un jour que l’architecte allait passer incessamment, et que, très vite, nous devions dissimuler d’une façon ou d’une autre les pierres récemment livrées. Face à mes questions, le chef d’équipe m’avoua que l’entreprise était payée pour une certaine profondeur des pierres à remplacer, alors que les pierres livrées étaient beaucoup moins profondes  de « queue » qu’il n’était prévu. Elles   participaient donc moins à la stabilité de l’édifice car faisaient plus office de pierres de placage que de gros-œuvre. L’entreprise y gagnait beaucoup : moins de cubage de pierre à payer, moins de refouillement à faire dans le mur par les ouvriers, donc un bon bénéfice. J’ignore si cette pratique était courante ou non, et si oui, si elle est encore d’usage.

 

Nous vivions parfois des absurdités : il existe une cotisation obligatoire pour les entreprises du bâtiment, celle des « intempéries », qui permet d’accumuler des fonds année après année. Ces derniers, en cas de problèmes météorologiques importants, servent à payer (au moins partiellement) le personnel contraint au chômage technique. Cette mise à l’arrêt du chantier est déclarée par les pouvoirs publics, au moins pour les marchés publics, et dans le cas du gel seulement si la température est au moins inférieure à -2° à l’ouverture du chantier (sinon plus).

Donc, si la température ne remonte pas dans la journée et que la pierre est toujours soumise au gel au moins en surface et recouverte de verglas, on ne peut évidemment pas la tailler. Venant directement de carrière et soumise à la pluie, la pierre calcaire n’avait pas eu le temps de sécher et était souvent gorgée d’eau.

Mais on doit obligatoirement être présent sur le chantier. Je me souviens ainsi durant l’hiver 1978 avoir passé des heures et mêmes des jours au bas de l’échafaudage de l’hôtel de Crillon, à crever de froid à ne pas faire grand-chose derrière la palissade de l’échafaudage, celle qui nous séparait du passage laissé pour les clients fortunés de l’hôtel qui regagnaient leur chambre ou leur suite,  ou encore qui allaient consommer de délicieuses boissons chaudes au bar.

 

Les jours, les semaines, les mois se succédaient à Saint-Denis ou au Crillon, rien ne se passait de particulier dans ma vie bien réglée. J’étais de bonne humeur le matin en me levant pour aller retrouver mes camarades de chantier et faire ce travail technique qui me plaisait, dont j’aimais la gestuelle, l’engagement physique important et dont l’utilité me paraissait évidente, tout cela dans une ambiance plutôt sympathique.  

Si parfois le réveil ne sonnait pas et que j’arrivais en retard, on ne manquait pas de se moquer de moi en me disant avec un grand sourire : « Alors Jeannot, t’es resté collé ? », plaisanterie grivoise inévitable et éculée. José était alors vulgaire, Patrick était lourd, Pierrot était malicieux, Jojo haussait les épaules mais souriait intérieurement, cela se voyait.

Ce genre d’échanges ou de réflexions n’était pas toujours très fin, mais le ton était affectueux et révélateur d’une certaine chaleur humaine. J’étais venu sur le tard dans ce milieu ; je m’y sentais pourtant à l’aise et même plutôt heureux, à travers tous ces petits évènements bien anodins en apparence. Le travail en équipe et une forme de solidarité ouvrière me plaisaient beaucoup. J’avais donc fait un bon choix quelques années auparavant en quittant mon école d’ingénieurs puis en choisissant ce métier si particulier, même si je me doutais déjà qu’il ne serait pas définitif.

 

 

A part quelques pratiques du métier que j’intégrais petit à petit, je n’apprenais plus grand-chose au travail. Mes connaissances en stéréotomie ne me servaient pas vraiment dans le quotidien. Je commençais par ailleurs à me nourrir d’ouvrages d’histoire de l’art, autant de sculpture que d’architecture.

 

A Saint-Denis j’étais heureux de la familiarité avec la basilique qui grandissait au fil des mois. Je comprenais de mieux en mieux la conception d’origine du monument avec entre autres son fameux déambulatoire, mais commençais aussi à percevoir les marques des restaurations successives, à travers les changements de style ou de technique architecturale ou sculpturale.

D’autre part je ne pouvais pas ne pas m’intéresser à la sculpture dans un tel lieu !

J’avais déjà reçu un bon apprentissage technique dans le domaine de la construction, je ne l’avais pas eu dans celui des « beaux-arts » proprement dits. Pourtant, bien loin du Moyen Âge mes héros se précisaient : ils avaient désormais pour noms Rodin, Zadkine, Brancusi et les œuvres qui me fascinaient s’appelaient les « Bourgeois de Calais », « la ville détruite », « le phoque » et « la muse endormie »…   

La question de la production artistique me turlupinait, plus celle des autres que la mienne, assez curieusement. Je m’étais inscrit en Arts Plastiques, toujours par correspondance en raison de mon travail à plein temps, mais par un autre biais bien sûr que celui de ma formation initiale en stéréotomie. Le fossé était grand entre ma vie d’ouvrier et celle d’étudiant et de curieux.

 

Un jour d’avril 1978, un homme plutôt jeune et souriant arriva sur le chantier. Sculpteur, il devait remplacer quelques éléments de la sculpture principale du fronton classique surmontant la façade : la tête de l’allégorie féminine centrale, quelques drapés et une partie de sa jambe.

Je profitais d’une pause pour aller voir plus précisément ce qu’il faisait, là-haut, à l’étage des hirondelles. Je ne me doutais pas en gravissant les échelles que j’allais très prochainement me retrouver dans un autre monde, à la fois si proche et si différent  de celui dans lequel je m’étais mis trois ans auparavant.

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On entend parfois à propos des tailleurs de pierre, fière corporation, la légende suivante. Elle illustre de façon éclairante le mythe qu’on a du tailleur de pierre médiéval, à  travers la différence de point de vue entre le simple ouvrier qui gagne sa vie et le compagnon qui donne à son travail une motivation bien plus haute.

Trois tailleurs de pierre travaillaient sur le chantier d’une cathédrale. Interrogés sur leur tâche qu’ils réalisaient de façon identique, ils répondirent :

- l’un : « je gagne ma vie »
- l’autre : « je taille une pierre »
- le troisième, compagnon : « je construis une cathédrale »…

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A Toulouse, à Saint-Denis ou au Crillon j’avais gagné ma vie comme tailleur de pierre et j’en étais fier. Mais si j’étais convaincu de l’utilité de mon travail je ne construisais pas de cathédrale, d’autant plus que je savais très bien qu’on n’était plus au Moyen Âge.

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16 février 2018 5 16 /02 /février /2018 12:36

1976 (été) Versailles De la coupe des pierres chez les femmes-soldats

 

 

Quand vous arrivez à Versailles de Saint-Cyr-l’École, après avoir laissé l’Orangerie du Château à gauche et la pièce d’eau des Suisses à droite, vous faites quelques centaines de mètres en ville pour arriver à un carrefour en T. Vous ne pourrez donc continuer votre route qu’en tournant à gauche ou à droite. Cependant se trouve en face de vous un grand porche de facture classique, généralement fermé par une large et haute grille. Si cette grille est malgré tout ouverte et que vous en franchissez le seuil, vous  pénétrerez bientôt dans une rotonde puis dans une grande cour cernée de bâtiments qui, en 1976, servait de casernement à des femmes-soldats. Non pas des guerrières mais des membres du Personnel Féminin de l’Armée de Terre (PFAT), essentiellement attaché à des services administratifs. Hiérarchiquement, ces femmes (qui avaient « signé » leur engagement comme les hommes) faisaient partie d’un bataillon commandé par… une commandante. Cet officier avait bien sûr besoin de se déplacer sur Versailles ou Paris pour réunions ou autres ; elle avait besoin d’un véhicule de fonction, et donc… d’un chauffeur.

Or j’avais fini par résilier mon sursis que j’avais pu par mes anciennes études prolonger sans difficulté. C’était encore le temps de la conscription ! J’étais donc parti de Toulouse et de chez les Compagnons pour faire mon année de service militaire.

 

Le hasard fit que je remplis la  mission de « chauffeur de la commandante » pendant les 6 derniers mois de mon service, après avoir fait 2 mois de « Classes » à Fontainebleau, puis 4 mois au 1er Régiment du Train à la caserne Dupleix, dans le haut du 15ème arrondissement, caserne détruite en 1989. Je n’étais pas fâché de ne plus conduire un de ces énormes camions de transport de troupe et de me retrouver au volant plus tranquille d’une Peugeot de moyenne catégorie.

Je me retrouvais dans un monde exclusivement féminin, mis à part la présence d’un autre jeune homme, engagé, qui officiait comme cuisinier. Nous avions une chambrée pour nous deux que j’utilisais en fait très peu, ayant eu la possibilité (officielle) de m’absenter la plupart des nuits pour aller retrouver celle qui allait devenir plus tard la mère de mes filles…

 

 

On m’avait averti : à la première incartade chez ces dames militaires (tout le monde comprendra) on m’envoyait en bataillon disciplinaire en Allemagne. Mon attache affective et cet avertissement étaient largement suffisants pour que je reste sage, même si, du côté de quelques dames en manque je perçus quelques attitudes non équivoques, qui restèrent donc sans suite.

 

 

J’étais comme un coq en pâte : les PFAT étant au travail à midi, le cuisinier ne faisait alors à manger que pour moi. Nous nous entendions bien (même s’il était fan absolu de Johnny), j’étais plutôt bichonné !

De plus, la « commandante » m’avait questionné un peu sur mon parcours. Apprenant que mon père était officier elle avait décidé de me prendre sous une protection presque maternelle. J’avais jusqu’à présent évolué dans des milieux uniquement masculins, ça ne me déplaisait pas de changer un peu.

 

A mon départ j’eus 2 cadeaux, qu’on m’avait demandé de choisir : Je demandai un livre d’histoire de l’art et un disque de musique baroque qu’on me remit lors d’une petite fête.

Des cadeaux pour « la quille » ! Je suppose que beaucoup de bidasses n’ont pas eu ce genre de faveurs.

 

 

Mais je n’avais pas fait que « glander » pendant mes longues heures inoccupées dans cette caserne de femmes, même s’il y avait un salon musique/bibliothèque avec piano à peu près accordé, dont je jouais sans modération. Je pouvais poursuivre ma formation de tailleur de pierre par  correspondance, avec inscription à des cours de stéréotomie  au Centre National de Télé-enseignement. J’avais donc dans ma chambrée ma petite planche à dessin, mes crayons, règles et compas et passais des heures à dessiner fenêtres, voûtes….

 

S’il était peut-être pratiqué et enseigné avec une dose de secret dans les loges de tailleurs de pierre de la fin du moyen-âge et des siècles qui ont suivi, l’ « art du trait », sortit petit à petit de ce domaine réservé aux initiés pour être développé de façon scientifique à partir du XVIIIème siècle. On l’appelait alors déjà « stéréotomie », étymologiquement « coupe des solides », qu’on transforme souvent en « coupe des pierres », dont les mêmes règles de base issues de la géométrie descriptive peuvent être appliquées dans d’autres métiers de l’architecture (charpente) mais aussi dans l’artisanat ou l’industrie (chaudronnerie). Pour la taille de pierre il s’agit de savoir « découper » les blocs à l’aide de gabarits eux-mêmes découpés sur l’épure tracée au sol ou au mur, c’est-à-dire tailler ces blocs afin qu’ils s’ajustent les uns aux autres pour obtenir l’ensemble souhaité comme un arc oblique en plein cintre, une voûte, un rampant d’escalier…

 

 

J’avais découvert petit à petit chez les Compagnons du Devoir que les « secrets du métier » appartenaient plus au domaine du phantasme qu’à la réalité. Il y avait donc encore moins raison pour moi de continuer à supporter la coercition exigée par cette communauté (voir chronique précédente). Je savais que je pouvais continuer à apprendre ailleurs.

L’excellence du « métier » que les Compagnons possèdent est indéniable, mais n’est plus en rien liée à un enseignement caché, qu’on apprendrait « en loge ». Elle est plutôt due à la multiplication des expériences professionnelles que permet le  Tour de France, ainsi qu’à la méthode d’enseignement technique éprouvée depuis tant de temps, avec par exemple la réalisation finale d’un « Chef d’œuvre » durant les dernières années de formation. Un travail acharné aussi, pendant de nombreuses années, ne pouvait que porter des fruits. Ainsi, à Toulouse nos horaires de tailleurs de pierre étaient un peu fous : entre 9h et 10 h de travail par jour en entreprise la massette à la main, plus 2 heures de dessin technique et de formation générale le soir après le diner…

 

Quant à la technique manuelle pure, celle de l’outil façonnant la matière et des « coups de main » à acquérir face à telle ou telle situation, elle s’apprend petit à petit, sur le tas, dans les ateliers ou les chantiers, en milieu ouvert et là où finalement rien ne peut se cacher

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9 février 2018 5 09 /02 /février /2018 20:22

1976 (hiver) Toulouse Une  nuit  chez les Compagnons du Devoir

 

Tout à coup, dans mon sommeil, du bruit, beaucoup de bruit, de plus en plus de bruit. Immédiatement après, dans la réalité, des voix fortes, vociférantes, dans le couloir. Très vite, la porte de notre chambre s’ouvre :

  • Tous debout, magnez-vous, réunion au réfectoire ! Allez, magnez-vous l’cul, tout le monde en bas au réfectoire, habillés, dans cinq minutes maxi !!!

 

Mais quelle heure est-il ? Suis-je à l’armée, au pensionnat, où donc ?

Il est deux heures du matin à Toulouse, à la Maison des Compagnons du Devoir et du Tour de France. Très curieux tout ça. Ma première idée est que nous allons assister à une de leurs réunions secrètes, peut-être une petite séance d’initiation, mais d’initiation à quoi, pour tout le monde à fois ? Non, c’est impensable, dans toute société secrète la véritable domination par l’initiation est individuelle, non collective. Ah oui, au fait ! Les Compagnons, cousins des Francs-maçons, refusent le mot de « secret » à propos de leurs pratiques initiatiques ; ils adoptent par contre celui de « discret », ce qui me fait sourire et me parait un tantinet hypocrite. Mais le ton des Compagnons qui nous réveillent, nous, les aspirants, stagiaires ou apprentis, n’est pas celui de la fête, du symbole ou de la spiritualité, mais pas du tout. Je perçois instantanément une tension indéfinissable dans ce réveil brutal, où l’agressivité et une forme de peur ont leur part.

En bas, au réfectoire où une partie des tables et des chaises a été repoussée, nous sommes  placés en cercle, ouvert du côté de la porte d’entrée. Personne ne parle, nous sommes tous (je suis l’un des plus vieux avec mes 23 ans) à la fois endormis et ébahis. Que se passe-t-il ?

Très vite, des éclats de voix derrière la porte. Un petit groupe fait irruption dans la salle, poussant brutalement devant lui un tout jeune homme, presque adolescent, placé au centre de notre cercle.

Et là, l’accusation commence. Elle ne va pas être longue, mais sera verbalement très violente, physique aussi car entrecoupée de coups de pieds et de coups de poings donnés par quelques-uns des Compagnons, nos chefs et professeurs. Dans les fesses les coups de pieds, dans les épaules les coups de poings, pas ailleurs, mais tout de même… Le chef de notre équipe de tailleurs de pierre, si savant et si habile, est un  des plus acharnés, des plus brutaux. C’en est fini pour moi de son image tutélaire, définitivement.

On exige du jeune des paroles publiques de soumission, d’excuses envers le jeune volé, car c’est une histoire de vol. On lui dicte ses paroles. On lui dit de parler plus fort, plus fort, encore plus fort pour que tout le monde entende. Les yeux du voleur sont remplis de larmes qui ne coulent pas, son regard est perdu, ce n’est même plus du malheur, c’est le vide absolu. Le regard du volé, lui, est rempli d’une grande pitié. On sent qu’il fait plus que désapprouver cette horrible scène d’humiliation. Peut-être regrette-t-il même d’avoir informé du vol ? Mais que peut-il faire ? Et moi, que puis-je faire ?

Au bout d’un quart d’heure, tout est fini. La sentence est banale : exclusion. On règle ça entre soi, la nuit. Je serais curieux de savoir s’il reste une trace d’archive de l’évènement et laquelle.

Nous remontons en silence dans nos chambres, avec ordre de nous endormir le plus vite possible. Personne ne parlera de cet évènement plus tard, personne.

L’excellence  du Compagnonnage, peut-être, mais à quel prix ? Par des démonstrations de violence et d’humiliation en pleine nuit ? Fallait-il en passer par là afin de punir une faute bien réelle, cela pour l’exemple ? J’espère seulement que cet évènement est (fut) rarissime. Je ne suis pas resté assez longtemps pour en juger.

 

Cette nuit-là, déjà lézardé par une « Règle » désuète et certaines pratiques comportementales d’un autre âge, les restes du mythe du Compagnonnage se sont effondrés. On pourrait définir la « Règle » comme un règlement aux pratiques destinées à souder une communauté, alors qu’il est  surtout fait pour discipliner fortement l’individu. Peut-être ces pratiques étaient-elles justifiées il y a longtemps, alors que la société ouvrière n’était pas encore assez éduquée en « civilités » et en « savoir vivre ensemble » ? Mais l’est-elle plus maintenant ?

Ne restera de positif de mon passage chez les Compagnons que le devoir de la « transmission » poussé à l’extrême, que je considère presque comme sacré moi aussi : apprendre à l’autre ce qu’on a soi-même appris des autres, et même plus si possible.

Insatiable de liberté et d’indépendance, il était évident que j’allais transgresser presque malgré moi cette « Règle », mais sans provocation ni agressivité. J’avais été accueilli fraternellement par cette communauté, je n’allais pas m’y opposer.

Les souvenirs sont lointains….

Je me souviens cependant qu’il fallait ainsi porter obligatoirement une cravate lors du grand déjeuner du dimanche midi, pour lequel toute la « Maison » était rassemblée. N’oublions pas que les jeunes dans une maison de compagnons sont soit apprentis sélectionnés (pour les plus jeunes) soit aspirants-compagnons (ouvriers formés qui font leur « tour de France », plus ou moins expérimentés mais engagés dans l’esprit du compagnonnage car déjà un minimum  initiés) ou stagiaires comme je l’étais. Ils viennent de partout et ne rentrent que rarement dans leur famille durant l’année.

Les « vrais » Compagnons du Devoir sont ceux ayant reçu l’initiation complète, en lien bien sûr avec la réalisation d’un « Chef d’œuvre ». Ils ont fini leur tour de France et sont souvent installés comme artisans, chefs de petites entreprises, ou font partie des agents de maîtrise de plus grosses sociétés. Ils se sentent détenteurs d’une éthique, d’un idéal professionnel, appartiennent à une fraternité qui leur confère droits et devoirs. Leur progression puis leur aboutissement professionnel n’est pas, selon eux, uniquement celui d’un savoir-faire, mais aussi d’un comportement dans la société comme dans leur confrérie, lié à une initiation tenue secrète. Une forme de similitude avec la franc-maçonnerie est donc indéniable.

Encore faudrait-il être capable de se comporter avec la rigueur morale défendue par cette éthique. Je ne suis pas sûr que l’humiliation publique de cette fameuse nuit aille dans ce sens. Pour moi personnellement, ce fut contreproductif… et bien triste quand on sait l’importance qu’a le Compagnonnage pour la formation d’excellence de tellement de beaux métiers manuels. Espérons que les choses ont changé.

 

Pour revenir au quotidien que j’ai vécu dans cette Maison de Toulouse  il fallait aussi user de formules rituelles de politesse. En cas d’oubli ou de provocation le jeune était mis à l’amende….

J’étais poli mais refusai de porter la cravate. On ne m’embêta pas. J’étais sans doute déjà trop vieux, et mis à part ces refus, je pense avoir été correct avec le monde qui m’accueillait, ça se savait. Et puis je n’étais ni apprenti, ni aspirant, seulement stagiaire.

Je me souviens encore avoir poussé la chansonnette lors d’un de ces déjeuners du dimanche : « la mal mariée » (voir les paroles dans la chronique précédente) mais aussi une paillarde assez sage que j’avais apprise pendant les bizutages en prépa à Tours. Ces deux chansons eurent beaucoup de succès.  Elles apportaient un petit vent frais chez ces jeunes subissant une morale trop contraignante, qui n’avait guère changé depuis de longues décennies (j’ignore si « la Règle » et ces pratiques existent encore sous leur ancienne forme, mes souvenirs ont plus de 40 ans…).

 

Je crois qu’on m’aimait bien à Toulouse, finalement. Mais décidément, m’ont-ils avoué à demi-mot lors de mon départ au bout de quelques mois, c’est quand même plus facile de faire ce qu’on veut avec des jeunes de 16, 17 ans qu’avec des gars qui ont déjà un peu tourné…

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6 février 2018 2 06 /02 /février /2018 07:55

1975 (automne) Toulouse Un matin de tailleur de pierre

 

               Sur la colline dominant la ville un grand appentis, voilà notre destination. Aucune circulation dans les rues, il est bien trop tôt. Nous sommes quatre, entassés dans la minuscule et antique 4 CV au ronronnement simple et sûr, légèrement pétaradant. La moyenne d’âge doit être de 22 ans. Le plus jeune, l’apprenti ou « lapin », en a 17. Le plus âgé, à la fois conducteur, chef de notre petite bande et Compagnon du Devoir, en a peut-être 27 ou 28.

               Il fait encore nuit, il fait froid. Le léger vent d’autan n’a pas commencé à  chasser cette brume noyant tout, qui interdirait à un individu ignorant l’endroit où il se trouve de se situer par le type d’habitat ou la végétation, mis à part qu’on est en hiver, en Europe occidentale.

               Vingt minutes plus tard, nous sommes au travail pour dix, onze heures ? Je ne le sais pas. Peut-être notre chef d’équipe le sait-il, lui ? Ce n’est même pas sûr.

 

               Les outils ont été laissés la veille à l’endroit même de leur dernière utilisation, sur un bloc, un chantier, ou encore dans la caisse à clous... Ces outils sont très simples. Ils n’ont pas varié depuis leur création, il y a plus de trois millénaires. Seule la matière a changé : désormais d’acier, auparavant de fer ou de bronze…Un percuteur : la massette ; deux outils à percuter, posés sur la pierre : la pointe, le ciseau. Tout jeunot dans le domaine, je sais cependant que ce sont ces outils qui ont façonné le temple de Salomon et les cathédrales, puisque c’est notre travail  à nous, les tailleurs de pierre. Notre tâche présente est d’ailleurs de réaliser de nouveaux fenestrages de la cathédrale de Rodez, dans ce grès de l’Aveyron au grain si gros, à la taille si dure, mais de  si belle couleur verte aux reflets roses. La découpe à dimensions des blocs a été faite en usine, après réouverture spéciale d’une ancienne carrière. Tout le reste sera fait à la main suivant les gestes ancestraux, à la suite du report des gabarits. Ceux-ci ont été réalisés à partir du dessin au sol en vraie grandeur. Après avoir tracé à la pointe profils et épannelages sur les joints, nous exécuterons la mouluration, avec refouillement pour l’intérieur des redents. Chaque pierreux a son bloc et le  taillera du début à la fin.

 

               A notre arrivée, ces outils sont froids, glacés, humides. L’appentis est grand et haut, presque un hangar, complètement ouvert sur l’un de ses grands côtés. La température est donc celle de l’extérieur, mais le vent est un peu réduit car il vient du côté fermé, heureusement.  Les outils sont tellement froids qu’ils collent à la main qui les saisit, comme un glaçon. Si le bois du manche  de la massette est immédiatement réchauffé par les muscles de la main droite, spontanément active, l’acier de la pointe ou du ciseau, lui, ne montera en température  qu’après de longues minutes au contact de la main gauche, grâce aussi à une partie de l’énergie mécanique du coup de massette transformée en chaleur (je ne perds pas quelques réflexes mentaux venus d’une vie antérieure).

               Non loin de là se trouve l’endroit magique : une forge de fortune pour le façonnage des pointes et des ciseaux. Ceux-ci ne sont pas achetés mais proviennent tout simplement de longues barres d’acier découpées dont les morceaux  seront façonnés par le travail de la forge. Chance extraordinaire : chaque ouvrier forge lui-même ses propres outils, puis en trempe la pointe ou le biseau. On m’apprend, et je pratique…comme je peux. Ainsi que tous les grès, cette pierre de l’Aveyron use très vite les outils, et le passage de chacun d’entre nous à la forge se fait fréquemment, suivant une rotation bien réglée.

 

               .

 

               Malgré la température glaciale toute cette activité me réchauffe en moins d’une demi-heure, et me vient à l’esprit le personnage d’Ivan Denissovitch, célèbre maçon des camps du Goulag imaginé par Soljenitsyne à partir de sa propre vie, qui n’aura d’autre ambition que de réaliser sa tâche du jour le mieux possible sans aucune pensée pour le lendemain. Mais contrairement à moi qui ai délibérément choisi cette voie, c’est pour lui une question de survie... Je parle de cette impression à mes compagnons d’atelier, qui me regardent avec un drôle d’air. Je suis définitivement catalogué d’intellectuel, gentiment, mais fermement. Les rôles s’inversent car ici le savoir ou la culture n’ont rien à faire, c’est le savoir-faire qui importe, j’ai encore beaucoup à apprendre. La leçon est bonne. Et puis l’expérience de Soljenitsyne est dramatique, la mienne est heureuse et esthétique ! 

 

               Le  jour commence à se lever, le vent se renforce un peu. Il doit être plus de huit heures maintenant. Bernard se met à l’éclateuse dans le dépôt des blocs, un peu plus loin que la forge, pour un travail dont j’ignore la teneur. Ce n’est pas pour un fenestrage de Rodez, c’est évident. Mais on ne pose pas de questions : on travaille ici, on ne bavarde pas.  L’éclateuse lance maintenant des jets d’air comprimé, la fine poussière de grès se mélange à la brume, l’impression est fantastique dans la pâle lumière hivernale où l’homme et sa machine, image classique mais si forte,  ne forment qu’une seule et même ombre chinoise. Non seulement je ne regrette rien, mais je savoure pleinement ces instants de beauté. Je suis incroyablement fier de faire désormais partie de cette communauté ouvrière si particulière. Malgré ces différences de vies passées et sans doute futures entre mes compagnons de labeur et moi, je me sens à cet instant plus proche d’eux que je ne l’ai jamais été durant ma vie d’enfant et d’étudiant avec mes camarades.

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2 février 2018 5 02 /02 /février /2018 20:10

1975 (été) Blois Quand le tailleur de pierre chante…

 

L’apprentissage technique d’un métier manuel est essentiellement visuel, par copie et assimilation du geste donné au départ par le « maître ». Il resterait limité sans les mots ou expressions de métier qui désignent les outils, les procédures, les gestes, les formes, tout ce qui précise les choses et fait gagner du temps. Cependant un illettré sourd-muet mais malin et habile pourrait très bien le pratiquer, pourvu qu’il n’ait pas de réalisations trop complexes à faire, mieux en tout cas qu’un maladroit chercheur au CNRS ou qu’un énarque dépourvu de sens pratique.

Avertissement indispensable : le tailleur de pierre n’est pas un sculpteur, pas plus que le menuisier ou le pâtissier. Il est soit ouvrier dans une entreprise, soit artisan, « à son compte ». Maîtrisant la technique de façonnage d’une matière bien spécifique, il peut cependant créer des formes uniques, personnelles, qu’on pourra qualifier d’artistiques… Mais il ne le fera que rarement dans le cadre de son métier.  

Dans ce blog, la sculpture arrivera en 1978, c’est-à-dire dans 2 à 3 semaines.

 

Pour la dizaine de stagiaires que nous étions dans ce centre de formation le premier travail fut de réaliser un parallélépipède rectangle parfaitement d’équerre à partir d’un bloc patatoïde. Il nous a fallu plusieurs jours pour arriver à un résultat plutôt moyen, alors qu’il faut une heure ou deux (suivant les dimensions et la dureté de la pierre) pour un tailleur de pierre expérimenté pour le faire impeccablement.

 

Pour cela il faut savoir :

Faire sonner le bloc,

Graver à la pointe,

Tailler le crayon

Bornoyer les règles pour…

…Dégauchir la surface,

Avoyer le passe-partout,

Lancer le taillant,

Hacher le calcaire,

Affuter le ciseau,

Grossir le biceps (droit),

Rythmer le coup de massette,

Chanter « la mal mariée » (à un tailleur de pierre)

Panser sa main gauche,

Faire hurler le chemin de fer,

Balayer l’atelier,

Etc……

J’ai aussi appris durant les six mois de ma formation des dizaines et des dizaines de mots techniques de construction et de façonnage. Les plus nombreux sont ceux dont le sens ne se rapporte qu’au métier (au sens large) et sont souvent connus de tous, tels l’ogive, la massette, le porche, le ciseau, le cric... Chaque métier a son vocabulaire, parfois son jargon.

Mais dans ces métiers anciens de la pierre il y a aussi d’autres termes, appartenant au vocabulaire courant et qui possèdent deux sens dont le premier est commun, tandis que le deuxième, technique,  ne peut être compris que dans le contexte où il se trouve. Etant à la fois simples et imagés, on comprend vite ce deuxième.  Ils nous font facilement rêver et parfois sourire.  En voici une large sélection :

 

L’arête, l’aiguille, l’anse de panier, l’appareil, l’astragale, la baguette, la baie, le banc, la bouche, le boudin, la broche, le calice, la carotte, le chant, la chasse, le chemin de fer, la chèvre, le ciel, le clou, le congé, le corbeau, le crocodile, le crapaud, la découverte, le diable, l’escargot, la fraise, le fil, le fruit, la gorge, le grain d’orge, la griotte, la harpe, la jambe, le jour, le lit, le lobe, la louve,  la moufle, le nez, le nu, l’œil, le poil, la polka, la queue, le rustique, le talon, la veine, la voie…

 

Juste un exemple : pour ce dernier mot, la voie, il s’agit d’un terme d’outillage signifiant l’écartement vers l’extérieur des dents d’une scie par rapport à l’épaisseur du corps de la lame. La rainure sciée dans le matériau sera ainsi légèrement plus large que la lame qui pourra alors coulisser et enlever la matière sciée. Cet écartement doit être repris périodiquement, la voie se rétrécissant petit à petit avec l’usage et se déformant avec l’affutage (qu’on doit reprendre lui aussi). On dit donc qu’avec un outil adéquat (pince à avoyer) on avoye en écartant ni trop ni trop peu une à une et alternativement chaque dent d’une scie, par exemple un passe-partout, très longue scie aux dents assez longues menée par deux ouvriers de chaque côté du bloc à scier (passe-partout est un mot qu’on retrouve aussi en scierie de bois et en  bucheronnage). Une voie trop large sera imprécise, une voie trop étroite ne permettra pas à la scie de coulisser correctement.

Mais on n’avoye plus guère maintenant, pour des raisons d’avancées technologiques inéluctables. Je suis heureux d’avoir appris cette phase technique, mais je n’ai  aucune tristesse qu’on ne la pratique  presque plus (sauf pour le bricoleur qui a du temps devant lui). La perte de savoirs du passé est selon moi inhérente à l’histoire des technologies (j’y reviendrai peut-être). Une remarque cependant : si pour l’usage une technique en remplace naturellement une autre, il est préférable pour le « devoir de mémoire » de conserver les éléments de la plus ancienne, mais c’est un autre sujet.

 

Parmi les autres apprentissages que j’ai pu faire il y a aussi ceux-ci :

 

Comprendre que sous le ciseau, la pointe et le taillant que la pierre tendre est vraiment tendre, et la pierre dure vraiment dure.

 

Apprendre que de la qualité et de la finesse du tracé tout dépendait, autant que de l’adresse à manier les outils.

Apprendre les rudiments de l’art du trait, avant de comprendre plus tard la stéréotomie dans les « livres » et/ou chez les Compagnons.

 

Apprendre les rudiments des métiers voisins, maçonnerie, plâtrerie, limousinerie…mais je n’ai rien appris de l’ornementation et encore moins de la sculpture, pour lesquels il faut une longue formation spécifique préalable avec dessin, modelage… en école plutôt que sur le tas. Mais ce n’était pas le sujet comme je l’ai dit plus haut.

 

J’ai aussi connu la camaraderie ouvrière, malgré le fait que nous soyons tous issus de milieux  vairés, de niveaux d’étude très différents. De plus nous avions un excellent professeur, Marcel, qui avait passé toute sa vie de tailleur de pierre à la restauration du château de Chambord.

 

Et pour finir, puisqu’en France tout finit par des chansons :

 

Mon père m’a mariée à un tailleur de pierre (bis)

Le lendemain d’mes noces m’envoie t à la carrière

La déjà mal mariée, déjà, déjà mal mariée déjà, déjà mal mariée, gai !

 

Le lendemain d’mes noces m’envoie t à la carrière (bis)

Et j’ai trempé mon pain dans le jus de la pierre

La déjà mal mariée…

 

Et j’ai trempé mon pain dans le jus de la pierre (bis)

Par-là vint à passer le curé du village

La déjà mal mariée…

 

Par-là vint à passer le curé du village (bis)

Bonjour Monsieur l’curé j’ai deux mots à vous dire

La déjà mal mariée…

 

Bonjour Monsieur l’curé j’ai deux mots à vous dire (bis)

Hier vous m’avez fait femme, aujourd’hui faites-moi fille

La déjà mal mariée…

 

Hier vous m’avez fait femme, aujourd’hui faites-moi fille (bis)

De fille je peux faire femme, de femme je n’ fais point fille

La déjà mal mariée…

 

 

Moralité : Mesdames, Messieurs, ne mariez jamais votre fille à un tailleur de pierre ! Si tant est qu’elle vous demande votre avis…

 

Prochain souvenir : 1975 automne – Toulouse : « un matin de tailleur de pierre »

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1 février 2018 4 01 /02 /février /2018 17:26

1974 (été) Plateau de Millevaches. je fais du crochet.

 

Une fois inscrit dans un centre de formation professionnelle des adultes pour l’apprentissage du métier de tailleur de pierre, il fallait attendre la convocation. Six mois ? un an ?

J’avais toujours mon emploi de livreur de fromages dans Paris. Pendant les congés je filais chez mes amis de la Creuse profiter de la nature et faire du crochet. Quelle époque !

 

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28 janvier 2018 7 28 /01 /janvier /2018 20:33

1974  - Paris -  Du fromage blanc à la pierre

 

L’usine, les petits boulots, les chantiers de jeunes, ce n’était pas une fin en soi. Les rencontres imprévues avec des « hommes remarquables » étaient une bonne, une excellente surprise, mais ne me donnaient guère de clés pour l’avenir, au moins directement.

Je n’avais toutefois pas perdu mon temps ayant beaucoup appris sur moi-même. Ainsi, sans vraiment de tristesse mais un peu déçu tout de même, je m’étais aperçu que toutes les voies ne m’étaient pas ou plus permises : si je me débrouillais à peu près en tout, je n’étais vraiment doué en rien. Moins en tout cas que Mathias le luthier ou Raphaël le musicien. Plus que Fernandel heureusement, qui s’entend dire par son oncle dans « le Schpountz » de Pagnol, ce qui me fait toujours sourire : « tu n’es pas bon à rien, ce serait encore trop dire, tu es mauvais à tout ».

Je ne savais pas que c’était l’accumulation d’aptitudes ordinaires qui allaient me permettre de vivre beaucoup de moments intéressants, particuliers, sinon inhabituels (voir « Autobiographie sans queue ni tête » dans ce blog), cela grâce à beaucoup de travail et de curiosité, à quoi il faut ajouter un minimum d’audace et de détachement.

 

Mais que faire, donc ? Que faire ?

 

Après avoir fait le tour de tous les métiers, de toutes les professions encore possibles, j’avais pensé un temps à m’inscrire dans une école d’architecture, plus pour comprendre la construction que pour la pratiquer. Peut-être par la suite devenir architecte spécialisé dans l’entretien du patrimoine ? Mais il fallait être doué ou au moins expérimenté en dessin, reprendre de longues études donc dépendre de mes parents pendant trop d’années…

Particulièrement intéressé par la physique plus que par les maths (mes résultats aux concours d’écoles d’ingénieurs étaient excellents en physique, moyens en maths, médiocres en français et langue vivante), j’ai envisagé de reprendre cette matière en fac, puis j’ai abandonné, ne voulant ni être chercheur ni enseignant. J’avais hésité malgré tout, ayant eu d’excellents professeur au lycée qui auraient pu être des modèles.

Je finis par me rabattre vers la licence de maths, avec option astronomie, puisque j’aimais beaucoup cette science. 

Ce fut désastreux : j’avais trop oublié en un an, je n’étais plus dans le coup, même si le petit groupe d’étudiants en option était bien sympathique et m’encourageait. Je ne passai même pas mes premiers examens.

Je travaillais d’autant moins que je m’étais rabattu vers le piano, jouant en moyenne au moins trois heures par jour avec un grand plaisir… ...sans espérer quoique ce soit professionnellement. J’avais compris assez vite que pour aboutir dans cette voie il fallait non seulement travailler, mais avoir des capacités exceptionnelles, ce qui n’était pas mon cas, étant incapable par exemple de jouer n’importe quelle étude de Chopin. J’y arrivais pour une ou deux, les plus faciles. Mais pour toutes les autres  j’achoppais, malgré le travail, malgré la reprise de coûteux cours de piano.

De plus je n’avais aucune formation musicale générale, contrairement aux écoles professionnalisantes ou aux conservatoires.

 

Mais alors que faire ? Que faire ?

 

Arrêtant une deuxième fois mes études, il était hors de question que je dépende à nouveau de mes parents (bien compréhensifs en tout, un grand merci à eux, chers disparus).  

Le hasard fit que je trouvais un boulot à plein temps comme livreur de produits laitiers au centre de Paris (ah ! l’époque bénie du plein emploi !). Une fois la camionnette remplie, je filais livrer restaurants, brasseries, hôtels en lait, beurre, œufs, fromage… un travail de B.O.F., quoi ! Mais c’était un travail. Et puis comme employés les livreurs avaient les meilleurs fromages à des prix très bas ! Et un délicieux fromage blanc gratuit qui pouvait être consommé sans modération dans l’arrière-boutique.

Le commerce (entreprise familiale Nortier) se trouvait rue Coquillère, le long des Halles.

C’était l’époque du fameux et gigantesque trou, creusé une fois la destruction des Halles de Baltard accomplie afin qu’on y construise la gare centrale d’interconnexion du futur RER ainsi que le forum. Le trou des Halles au fond duquel Marco Ferreri tournait au même moment son film délirant et parodique « Touche pas la femme blanche ».

Le fromage blanc en haut  du trou pour moi, la femme blanche en bas, ça m’est resté.

 

Un matin, prenant mon travail à 6h30, je croisai dans la rue du Louvre de jeunes polytechniciens en uniforme et leurs amies sexy dans leurs belles robes revenant du fameux «bal de l’X ». Mes sentiments étaient contradictoires : je voyais d’une part la vanité de la situation de ces jeunes qui se croyaient déjà arrivés, dont la vie était toute tracée. D’autre part j’enviais le fait que tout serait simple pour eux, qu’ils étaient joyeux en groupe alors que j’étais bien seul, qu’ils n’avaient plus qu’à gérer une carrière. J’étais d’autant plus informé que cette voie était bien connue de  mon père, officier, mais aussi d’un de mes frères et d’un beau-frère, qui étaient justement passés tous deux par Polytechnique quelques années auparavant.

Je n’avais jusque-là pas vraiment conscience d’avoir pris l’ascenseur social dans le mauvais sens. Je n’étais pas vraiment soucieux, mais sur le fond cela m’amenait à me poser la question : et si j’avais réussi l’X à la place de Centrale Lille, aurais-je aussi démissionné ? Les conséquences financières (car on signe dès son arrivée un engagement militaire) ainsi que les pressions sociales ou familiales, le prestige de l’école et l’orgueil qui en découlait m’en auraient sans doute empêché. Heureusement, je ne devais pas être assez bon ou n’avais pas assez travaillé.

 

Que de pensées tournaient dans ma tête !

Et si je reprenais les choses fondamentalement, à partir du début, me disais-je ?

Je n’avais pas envie a priori d’exercer un métier manuel, mais je ne l’excluais pas. Mais pas de retour à la terre avec l’élevage de chèvres, pas d’artisanat d’art du type poterie, encore moins de métier d’artisan classique (plombier ou autre), qui n’ont aucune raison d’être dénigrés mais dont le quotidien est quand même assez limité.

 

Tout ceci était flou dans ma tête, j’étais bien incapable de mettre des mots sur mes réflexions, comme je tente de le faire aujourd’hui.

 

Je ne me rappelle plus quand je me suis décidé pour la taille de pierre. Sans doute en parcourant des brochures d’organismes de formation pour adulte, car j’en étais devenu un.  C’est sans doute en voyant le métier de tailleur de pierre parmi tous les autres métiers d’ouvriers ou d’employés proposés par l’organisme que j’ai entrevu  cette possibilité. Aspect matériel non négligeable, je serais de plus pris en charge un minimum par l’organisme de formation, je serais donc suffisamment autonome.

 

Une fois cette possibilité retenue, les choses se sont mises à s’imposer d’elles-mêmes : tailleur de pierre, métier d’ouvrier certainement, mais ouvrier qui a participé de façon majeure à la construction  des cathédrales, celle du pont d’Avignon, des pyramides ou d’Angkor Vat…

Je rentrais directement dans le mythe.

 

Plus les jours passaient, plus j’étais persuadé d’avoir eu la bonne idée ; je n’en percevais évidemment pas les limites, et c’était aussi bien.

 

De plus, ce métier était en lien avec l’histoire de l’art, ou même l’histoire tout court, à partir du moment où j’aurais à travailler dans des lieux historiques.  Cette dimension était finalement très importante pour moi, qui avais vécu si longtemps au château de Vincennes.

 

 

Suffisamment instruit par l’éducation que j’avais reçue de ma famille et de mes études, j’étais imprégné du mythe de l’architecte sculpteur, tel Villard de Honnecourt ou Erwin de Steinbach, fameux architectes du XIIIème siècle, dont on a depuis deux siècles créé toute une mythologie. Je me disais que pour vraiment « comprendre » puis faire, il me fallait d’abord passer par la même voie qu’eux. Cette voie était évidemment mythique, puisqu’on n’a aucune idée encore à l’heure actuelle de leur formation et de leur quotidien. Seuls leurs noms et quelques-uns de leurs actes sont connus à travers les sources écrites d’archives, peu pour Villard,  plus pour Erwin de Steinbach avec aussi une épitaphe sur une pierre conservée au musée de l’Œuvre Notre-Dame à Strasbourg. J’ignorais tout de cela, sauf leurs noms et donc les mythes qu’on avait fabriqués autour d’eux.

 

Travailler sur de la matière aussi brute me paraissait symboliquement fort. Cette matière, la pierre de construction et de sculpture, venait directement du sol qui à la fois nous porte mais sert aussi à l’édification de nos bâtiments fonctionnels, de prestige ou de pouvoir. Cette matière brute, fruste, rugueuse et froide pouvait aussi aboutir à des formes pérennes de construction ou de sculpture des plus sophistiquées, infiniment chargées de sens et de beauté, pour qui voulait bien voir.

.

Et puis la pierre, dans toutes ses variétés, calcaire, marbre, grès… est quasiment pérenne, contrairement aux objets provenant des arts du feu (métal, céramique), dont le retour à la matière d’origine est inéluctable, c’est d’autant plus vrai pour des objets composés de matériaux organiques. Ce n’est qu’une question de temps.

 

J’avais travaillé en extérieur dans les chantiers de jeunes (voir chroniques précédentes), « au grand air », ce que j’aimais particulièrement. L’activité physique ne me rebutait pas non plus, elle me plaisait au contraire, avec une  certaine jouissance personnelle tirée de la gestuelle technique manuelle, qui confine parfois à un véritable ballet. Cette activité physique me permettrait aussi de me maintenir en forme  (ce qui devait effectivement être le cas), alors que je voyais déjà autour de moi la brioche  naissante de trentenaires sédentaires…

 

Je n’avais d’autre envie que celle de comprendre comment on faisait ces édifices, ces sculptures, anciennes ou modernes. Je n’avais pas d’ambition (ou alors tellement lointaine qu’elle en était irréelle) de création, de réalisation artistique en lien ou non avec les milieux spécialisés (dont j’ignorais tout). Que ce soit dans l’esprit des œuvres du passé comme dans celui des créations de l’art moderne ou contemporain. Je connaissais Rodin, Brancusi, Zadkine peut-être ? Et de très loin. C’était tout.

 

J’étais aussi attiré par l’aspect sensoriel de la pierre et de son façonnage, du contact avec la matière à transformer, du plaisir intense que procure la maîtrise du maniement d’outils. Bref, pour s’exprimer de façon un peu prétentieuse, faire se rejoindre l’intellectuel et le manuel, l’esprit et la matière. Etre un homme complet, en somme ! Quel programme !

Mais pour comprendre il faut apprendre…

 

 

Prochain souvenir : 1975  -  Blois – Le tailleur de pierre chante aussi en donnant de la voie à sa scie.

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